Les Sauteuses

Je découvre que ma courte nouvelle Les Sauteuses, si elle n’a pas remporté le prix Gustave Meyrink, faisait partie des sélectionnées ! Elle est donc disponible à la lecture sur le site des éditions Arqa.

Les Sauteuses

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence ? Sans réponse, il restait pourtant de l’espoir à en tirer : le précédent offrait un ciel si dense qu’on ne savait dire s’il était habité ou non. À défaut, on y progressait tordu en deux, comme un arbre ou une grand-mère – l’idée qu’on s’en faisait – happant au sol l’air le plus pur qu’on y pût trouver. Ici, il était plus sec, volatil parfois, mais on y voyait à plus de deux pas.

Moins loin que le ciel, un mouvement poussa, en dominos, la main de Zanele contre le haut du crâne de Tegan contre le sol. La seconde main anticipa une réaction de sa sœur en se posant, délicatement, contre sa bouche. Au fond de son crâne, Teg savait ce que cela signifiait : autant que tu le peux, s’il te plaît, pas de bruit.

Des volutes de cendres émergèrent les silhouettes de trois bipèdes. Zan s’aplatissait autant que possible tout en tâchant de déterminer – amis ou ennemis ? Aucun : les deux jeunes gens n’auraient pas dû se trouver là en premier lieu. Lui traversa l’esprit l’idée de demander de l’aide, d’assurer ces habitants, qui qu’ils soient, qu’elles n’étaient pas venues dans le but de piller le peu qu’elles avaient. Mais, aujourd’hui, tout le monde était un peu pillard, et tout le monde avait d’excellentes raisons de l’être : tout le monde avait une famille à nourrir, un ami à secourir, une mère dépendante. Une sœur malade. Elles n’avaient croisé aucun autre sauteur, mais si tous se dissimulaient avec le soin qu’elles tentaient d’y mettre… cela ne voulait rien dire. On n’approchait pas ainsi des inconnus. Pas la nuit, pas si on survenait sans s’annoncer et certainement pas dans la portion de désert traversée quelques nuits plus tôt.

Ces autochtones-ci marchaient silencieusement, leurs visages ensevelis sous des écharpes protectrices. Sans doute gardaient-ils leur souffle pour un endroit plus abrité, et Zanele sentait, au fond de sa gorge, qu’elle-même aurait bénéficié d’un meilleur filtrage. Elle retenait une quinte de toux, priant que Tegan y parvienne également. Finalement, les silhouettes furent hors de portée de vue et d’ouïe, et elles se redressèrent quelque peu, un dos contre l’autre. Zanele toussa, enroulée autour d’elle-même comme si cela avait pu lui permettre d’étouffer le bruit, et inspecta Tegan.

C’était un bon jour. Ses yeux étaient à l’accoutumée, absents et voilés, mais elle tenait tout son corps. La petite laissa sa sœur lui passer une main dans les cheveux, caresser les écailles de sa tempe droite. Plus jeune, les plaques de Tegan avaient eu le rouge mordoré de celles de leur mère ; mais, plus le voyage se prolongeait, plus celles qui s’y ajoutaient avaient tendance à tirer vers un bleu semblable à celui de Zanele, et de la grand-mère qu’elles n’avaient jamais connue, mais qui avait transmis son nom à l’aînée. Celle-ci choisissait d’y voir un signe que le lien entre elles se renforçait, qu’elle avait eu raison d’emmener l’enfant dans cette épopée. Ne disait-on pas dans son village que les écailles des amants s’assortissaient lorsque leurs sentiments fleurissaient ? En allait-il ainsi de tout lien émotionnel ?

L’émotion, cependant, n’était pas ce dont elles avaient besoin à cet instant ; il leur fallait la nourriture. Zan porta son regard sur les êtres volants, là-haut, et y renonça aussitôt : on connaissait plus de cas de chasseurs morts sous leurs éclairs vengeurs que de familles rassasiées de leur chair. Il faudrait trouver de quoi dîner à terre.

Coincées contre une paroi rocheuse, les ailes dépliées leur fournirent un abri improvisé contre le vent et la pluie. C’était à double tranchant : il avait fallu établir le camp loin des arbres. La chute d’une branche aurait pu être fatale à leur quête. Elles resteraient coincées là, et après quoi ? Elle emmitoufla Tegan d’aussi près que possible, comme lorsqu’elles étaient toutes deux enfants et que leur mère espérait, ainsi, calmer les angoisses qui hantaient ses nuits.
– Je reviens vite, d’accord ? Tu vas rester là bien sagement et, quand je reviendrai, nous aurons à manger. Oui ?

La petite acquiesçant vaguement, Zan sortit de son col une chaînette à laquelle pendait un cristal ; les yeux de Tegan suivirent immédiatement le mouvement de l’objet, fascinés, et sa main jaillit de la couverture ajustée pour l’attraper entre ses doigts.
– Tu le gardes pour moi ? Je vais revenir bientôt.

La première fois que Zan s’était élancée du haut de la falaise, l’air alourdi de poussières l’avait pourtant portée bien plus haut, plus vite qu’anticipé. Elle s’était retrouvée suspendue au-delà de la limite du monde, aveugle et désorientée. Avec les rafales d’une force insoupçonnée l’avait frappée la certitude brutale qu’elle n’avait aucun moyen d’être sûre de trouver quoi que ce soit, ou de trouver les vents qui la ramèneraient chez elle. Si elle disparaissait, ou se perdait dans d’autres décombres épargnés par l’effondrement, qu’adviendrait-il de sa famille ? À presque quarante ans, Mère ne tiendrait plus longtemps ; déjà l’un de ses yeux commençait à disparaître, recouvert par les écailles. Zan avait tournoyé longtemps : impossible de se rappeler d’où elle était venue. Mais la chance l’avait précédée jusqu’à un arbre immense, reconnaissable entre mille. Génération après génération, les enfants de son village y avaient suspendu des voiles tissés de tous les matériaux de récupération qu’ils avaient pu trouver et inventer. L’arbre se découpait dans la brume, ses branches semblaient la disperser, abritant une zone d’air moins pollué. Elle s’était dirigée vers lui, de toutes ses forces, et y avait brisé ses ailes, mais elle était de retour à la maison.

L’obsession, elle, était restée intacte. Les drapeaux et les voiles s’étaient mués en une longue corde capable de soutenir le poids d’une personne. S’il y avait un ailleurs à trouver, il lui faudrait en revenir pour avertir les autres de sa découverte. Elle avait reconstruit les ailes et sauté, sauté jusqu’aux limites de son fil d’Ariane et à trouver un autre îlot, suspendu au milieu du vide comme l’était son propre pays. Plus elle volait, plus elle comprenait comment, à défaut de se repérer, interpréter les indices laissés par le vent noir et trouver les terres rescapées.

Et puis Mère avait fini par étouffer, le nez et la bouche closes pour toujours. Il n’y eut plus que Zanele, Tegan et la poignée d’étrangers avec lesquels elles avaient grandi. Les douleurs de Tegan s’étaient accrues ; elle entendait de plus en plus de choses ou alors elle n’avait plus sa mère pour le cacher. Ici, personne ne savait comment la soigner, et personne n’en voyait l’intérêt ; il avait fallu construire une nacelle et mener d’autres tests à bien avant d’emmener sa bouche inutile de petite sœur dans son premier vol sans rappel depuis bien longtemps.

Blotties l’une contre l’autre après un mets frugal de racines, les sœurs eurent la surprise de s’éveiller à l’aube. Ici, il était possible de deviner la lueur d’un soleil, de différencier le jour de la nuit. Cela compensait largement la perte des multitudes de champignons de leur précédente halte, une étendue marécageuse encaissée contre une colline coupée net contre un vide que ses hautes herbes dissimulaient autant que l’absence de lumière. Il était temps d’aller à la rencontre de l’Autre.

Les autochtones de cette île étaient établis entre des murs bâtis des générations plus tôt, un village d’un seul tenant. Au centre se trouvait une grande salle, surmontée d’une paroi de verre qui tenait lieu de Grand-Place ; des alcôves fermées par des treillages de branches feuillues servaient d’habitations. L’ensemble, tapissé de parois réfléchissantes quoique couvertes de cendre déposée au fil des ans, ressemblait au gros œuf d’une espèce qu’il valait mieux ne pas déranger. Les us et coutumes qu’elles avaient croisées sur leur route étaient diverses, les façons d’habiter ce qui restait du monde après la pluie aussi, mais tout le monde était trop occupé à survivre pour se montrer inutilement hostile – en général.

Le duo s’était avancé lentement, dispersant la poussière à la lueur d’une torche. Les avait arrêtées la certitude, enfin, d’être à portée de vue. Elles avaient frôlé l’incident diplomatique lorsque Tegan s’était mise à crier en désignant les ombres dans le ciel et les cercles qu’elles décrivaient maintenant autour de la flamme. Zanele avait rassuré les silhouettes au sol en y déposant la source de lumière, et les oiseaux s’étaient éloignés comme la flamme se mourait. Sa sœur, avait-elle expliqué, était inoffensive et souffrait simplement d’un mal qui l’empêchait de communiquer avec les autres ; elles voyageaient pour tenter de lui trouver un remède. Elle avait dû se répéter plusieurs fois, et malgré un fort accent pointu, elle comprenait leurs nouveaux hôtes.
– Il y a de la place. De nombreuses cavités sont vides – mais vous devrez vous débrouiller pour vous nourrir.

Zan avait sorti de sa besace une bourse multicolore emplie de graines collectées trois nuits plus tôt – à l’origine, elle les destinait aux habitants de leur étape précédente, mais ceux-ci s’étaient avérés introuvables. La nourriture partagée délia les cœurs. On toucha les écailles les uns des autres, et une petite communauté se pressa autour d’elles.

Elle raconta l’endroit d’où elles venaient, voulut en savoir plus sur celui-ci – mais sur cette île faite d’un morceau de forêt jouxtant un tas de cailloux empilés, au centre desquels trônait l’œuf et les habitations ménagées à l’intérieur, on voulait surtout des nouvelles du monde, peu important qu’elles fussent ou non vraies. Alors elle parla du désert et des marécages. Elle relata cette fois où elles s’étaient trouvées accrochée à grand-peine au flanc d’une falaise, s’étaient crues perdues jusqu’à dévaler le long du roc et trouver un fond – pas le fond du monde, bien sûr. Juste le fond de cette portion-là, tapissée de sable et d’amas filandreux qui avaient été des algues un jour. Elle parla même du monde où elles avaient trouvé l’eau vive. Zan avait vraiment rêvé trouver un remède alors, Tegan pourrait se baigner dans cette eau ou peut-être la boire, cela la guérirait… Et en effet, pendant quelques minutes elle s’était comportée comme tout ce que l’on pouvait attendre d’une petite fille en bonne santé, sans voix dans la tête ni douleurs dans le corps. Et puis les cris avaient repris, plus impressionnants qu’ils ne l’avaient été depuis des lunes. Les cris faisaient regretter à Zanele les moments de mutisme, et bien vite la culpabilité avait chassé les regrets, avant d’être délogée par ceux qui avaient leurs cabanes dans les environs – elles leur avaient échappé de justesse. Les habitants de l’œuf hochaient la tête : avoir accès à une autre eau que celle qui tombait, chargée de particules de cendre, était un privilège qu’ils auraient jalousement protégé, eux aussi.

On aurait pu croire que le souvenir, l’effroi qui avait été le sien, déclenchèrent la crise de Tegan, mais il n’en était rien. Ce n’était pas le monde qui provoquait les douleurs et libérait les voix, ou alors c’était lui, mais Tegan le combattait en permanence. Elle griffa le visage de sa protectrice qui se ruait pour la maintenir dans ses bras. Faute de pouvoir frapper le sol de sa tête, elle prit le menton de sa sœur pour cible, mais Zanele tint bon. Peu à peu, la tempête se calma, sous le crâne de l’une et dans les bras de l’autre. Des villageois compatissants les observaient tandis que les autres avaient détourné le regard.

– Il n’y a pas de médecine comme vous en cherchez ici, avait déclaré l’un des anciens – il n’y voyait déjà plus –, mais il y a une histoire.

Alors Zanele avait confié Tegan à un parfait inconnu pour la première fois et sauté, ses ailes aux épaules, sur les traces d’un enfant qui s’était lui aussi perdu dans la quête de l’inconnu. L’objet de sa quête, à lui, était les oiseaux qui persistaient dans leurs rondes menaçantes, qui volaient sans indiquer à Zan les mouvements du vent. Pour la perdre ? L’enfant, bien que plus âgé, souffrait d’un mal similaire à celui de Teg, autant que de la certitude tenace que ces oiseaux lui apporteraient leur aide. Il s’était jeté du bord du monde pour en prendre un par surprise et le ciel s’était retourné – un grand éclair venu d’en bas, et le silence était tombé, pesant avant de s’effriter. Il y avait bizarrement plus d’espoir dans le récit de cet échec que dans leur errance constante, et Zan pouvait voler, elle, et non seulement tomber sur le dos des créatures. Tegan semblait sentir qu’aujourd’hui était particulier – elle refusa le porte-bonheur lorsque Zan voulut le lui confier, et lui attacha au poignet, là où elle pourrait le voir à tout moment.

Elle ne pouvait pas parler, mais elle savait dire.

Zan s’était envolée. Il y avait la liberté dans ce goût de dernière chance, même à l’aveugle, même pauvrement équipée d’un filet fait des fibres récupérées qui polluaient la terre. Le vent de sa course lui cinglait le visage maintenant qu’elle volait sans nacelle, sans avoir à garantir la sécurité de sa sœur, et encore une fois elle se demanda si Teg ne serait pas mieux là en bas, à s’inventer enfin une famille, sans personne qui s’acharnât à la réparer.

L’oiseau aux yeux lumineux volait sur place, sondant la surface. Alors que ses semblables étaient connus pour esquiver les projectiles à une vitesse défiant l’imagination, il ne fuit pas à son approche – il la menaçait presque de son regard grésillant. Le temps se suspendit quelques secondes, et l’oiseau ne vit pas le filet traîner derrière Zan alors que celle-ci virait pour sortir de sa trajectoire. Le choc lui scia presque le ventre – et le conflit des forces opposées envoya les ailes au loin, tournoyant vers le vide ou le sol. Zan agrippa les ailes de l’oiseau avec l’énergie du désespoir. Sa peau était froide et dure comme la pierre, et les corps plaqués l’un contre l’autre suivirent le même chemin que les ailes. Elle sentit ses sourcils roussir et, en touchant le sol, un fourmillement violent se répandit dans tout son corps, la paralysant tout en lui emplissant la bouche d’un goût de cuivre. Voilà donc comment les oiseaux se défendaient.

Ses muscles refusèrent de lâcher prise. Autour du point de chute, les villageois s’approchaient, éberlués par la capture d’une de ces créatures. Elle ne sentait ni ses jambes, ni la pluie qui avait recommencé à lui piqueter les paupières, ni le médaillon de sa mère raclant contre le métal jusqu’à se coincer dans une des cavités que présentait le dos de la chose. Le fourmillement s’atténua, mais fut généreux en séquelles : il était difficile de respirer.

Il y eut un éclair de lumière, mais pas le silence. Une voix s’éleva qui découpait trop les syllabes pour être naturelle, et avant qu’on ait pu l’analyser, un homme à l’apparence curieuse apparut, suspendu dans l’air.
–Qui êtes-vous ? Comment avez-vous eu ce code d’accès ?
– Quoi ?… je cherche juste un médecin, marmonna Zan au bord de l’inconscience. Je m’appelle Zanele.

L’homme sembla regarder au-delà de ses interlocuteurs tandis que Tegan, tendant sa main, la passait au travers.
– C’est impossible. Dr. Xander ! Venez voir ça.

Une femme à la peau sombre s’avança à son tour. Dans sa demi-lucidité, Zanele comprit ce qui la dérangeait chez les nouveaux venus : leurs peaux étaient lisses comme à la naissance. Elles ne présentaient aucune écaille.
– Elle dit s’appeler Zanele. Comme… ?

La femme blêmit, partit vers sa droite et s’y dissout.
– Nous avons besoin d’un docteur, tenta encore Zan. Je…

Et l’image disparut.

L’oiseau ne semblait pas en état de s’envoler de nouveau, à moins qu’il ait été dompté par le médaillon. On fit un cercle autour de l’adolescente, qui refusait de s’éloigner de sa prise et l’aurait secouée comme la vulgaire machine qu’elle était pour en tirer des réponses si elle en avait eu la force. Finalement, l’inconnue en blouse blanche reparurent, toujours lisse, toujours immatérielle.
– Vous êtes toujours là ?

Le docteur Xander les dévisageait, un à un, le choc initial non encore disparu de ses prunelles, qu’elle était bien trop âgée pour avoir encore découvertes. Était-ce à cela qu’on ressemblait, sans écailles ? Mais comment se protégeait-elle de la corrosion de l’air ?
– Qui êtes-vous ? Et où ? Vous êtes docteur ? Ma petite sœur… elle a besoin d’aide, un médecin, une maison de soins. Vous devez nous aider.

Les yeux de la femme s’assombrirent.
– Malheureusement…, vous êtes déjà dans un hôpital.

Elle fit son récit avec prudence, cherchant ses mots, regardant derrière son épaule à intervalles réguliers. Où qu’elle se trouve, le docteur Xander souhaitait ne pas être entendue alors qu’elle leur expliquait ce qu’elle savait, et dont elle affirma qu’ils avaient le droit de le savoir.

Les écailles qu’ils portaient n’étaient pas du tout un signe de maturité ou de développement de la personnalité. Des années plus tôt, avant que la terre entre les mondes ne s’effondre, une épidémie s’était déclarée qui n’avait pu être contenue.
– Il a fallu déclarer des zones de quarantaine totale. Seuls quelques médecins de terrain – vous dites que le nom que vous portez est transmis de grand-mère en petite-fille ? Le docteur Zanele était une praticienne extraordinaire, dévouée… et elle a disparu avant la fermeture des zones. On ne l’a jamais retrouvée.
– La fermeture ?
– Quand la surface s’est craquelée, puis éventrée, on s’est dit que c’était là l’occasion de restreindre l’épidémie une bonne fois pour toutes. On a rebâti une civilisation au centre. Les îlots restants la protègent, les drones monitorent la surface.
– Vous nous avez abandonnés ?
– Ni nous, ni vous… Tout cela s’est passé il y a trois siècles. Nous n’avions aucune idée que…

Elle se tut. Ses lèvres articulèrent une inutile formule de contrition. Zanele tremblait toujours sans pouvoir s’arrêter. Si mes yeux se ferment, pourrai-je les rouvrir ? Une pensée lui donna la force de se relever, et sans grand cas pour les glorieuses histoires du passé, elle s’enquit :
– Mais vous pouvez nous secourir ?
– Aucun vaccin n’a jamais été trouvé. La quarantaine totale… reste le seul moyen sûr.
– Mais c’est injuste. Et si nous sautions vers vous ? Nous avons des ailes qui…
– Ne le faites surtout pas.
– Pourquoi ?
– Les drones carbonisent tout objet qui dépassent une certaine altitude. Et les diriger, en désactiver une partie… c’est hors de mes mains.

Il n’y avait rien à faire. Le docteur Xander, qui en avait déjà trop dit aux patients exilés et était à cours de précautions autant que de façons de les soulager maintenant qu’ils savaient ce qu’ils étaient, leur montra à quoi ressemblait leur univers, vu de l’extérieur – et de l’intérieur.

Tout ce qui avait été la surface de la planète n’était qu’un archipel couvert d’une brume grise. L’image s’éclaircissant, Zanele commença à distinguer certaines terres qui auraient pu être celles qu’elle avait traversées. Et, au milieu, protégée par la barrière de rocs flottants et par l’essaim des oiseaux-drones, il y avait leur cité, celle des gens à la peau lisse, celle des valides et des sains.

Les lumières du centre de tous les mondes étaient les plus claires qu’elles aient jamais vues. Tegan éclata d’une sorte de rire trop frêle pour ne pas se muer en larmes d’émotion, alors que Zanele fermait finalement les yeux. Tout ce temps perdu à croire qu’il fallait tenter de monter, monter, monter jusqu’à leur salut peut-être, et le reste du monde se trouvait sous leurs pieds, inaccessible – alors même qu’elles avaient appris à voler.

Westmat

Il m’a fallu les mots des autres pour le réaliser – forcément, je ne pouvais pas avoir l’oeil sur ça. Plus encore, il m’a fallu les mots des autres qui me connaissaient mal, qui n’étaient pas habitués, et qui le savaient et ne projetaient pas je ne sais quelles attentes fantasmées sur moi. On a beau savoir que poser c’est plus souvent garder un mouvement en suspension que prendre une posture et y rester, il n’en reste pas moins que ce n’est pas la même chose que bouger.

Les mots des autres, donc, ont fini par me trouver pour m’apprendre combien il était miraculeux que je tienne debout, peu ancrée dans le sol comme je l’étais. Mais c’est évidemment une prof de danse qui m’a achevée d’un Même quand tu marches, on dirait que tu traînes ton corps deux mètres derrière toi.

Je n’ai rien répondu. C’était vrai. Même mon kiné, enfant, le disait : je ne suis pas incarnée, c’est comme ça, ou si peu. Juste assez pour faire illusion si je me concentre très fort au milieu de tous les gens qui de toute façon n’ont pas le temps de remarquer ce genre de détails. Bien sûr, il a bien fallu qu’on me le fasse remarquer : la plupart du temps, tout ça n’est à mes yeux que la façon standard d’être au monde.

Mais pas toujours.

Au bord de la falaise avec le vent qui me force à rester à l’intérieur si je ne veux pas m’envoler définitivement, au sein d’un cours d’eau, sous une cascade – ce sont des milieux qui me permettent de me raccrocher à mon corps parce qu’il n’y a personne pour m’y obliger. J’y reste le temps que j’y reste, et poser aide à recréer cela. Parfois. Pendant quelques heures, quelques jours, tout est plus facile à atteindre ; l’écriture est nourrie, le temps se remet à exister, les gestes se font plus sûrs. Jusqu’à la prochaine fois.

Bien sûr, on pourrait se demander pourquoi cette incarnation mal finie. Assez vite vient la question du trauma. Et c’est possible. Je ne sais pas. Tout ça remonte à loin, et on ne se souvient pas assez bien ces sensations pour savoir si cela s’est amplifié à chaque étape.

On se souvient des étapes pourtant.

Photographe : Mathieu Westmat

The night you started talking

That one moment, when you feel
you’ve been screaming
all that’s been done
all the pain and the hurting
and the crimes
into a void
all these years
loud and clear
then one day you grabbed people’s ears
forced them to listen
and now, they be saying
“we had no idea,
how terrible,
how so sorry we all are!”

well, it was a void indeed

(Images are from a project I’ve been working on with talented comic artist Steren)

Sans vouloir vous inonder

Où je réalise que, depuis des mois, on termine des épisodes de la saison 2 de Sans Vouloir vous Déranger, on les envoie aux contributeurices via Kickstarter et Tipeee, mais ils n’atterrissent jamais… ici.

C’est une excellente occasion, cependant, de vous donner des nouvelles. Onze épisodes sur douze sont terminés et en ligne, nous n’attendons plus que le son du douzième, qui va demander encore un peu de patience puisqu’il implique une composition originale. Mais il se murmure dans les cercles autorisés que des nouvelles devraient arriver à un moment cet automne. En attendant, il est de bon ton de rassembler le reste de la saison ici.

J’ai appris énormément de choses, et la principale aura été, pour la saison 3 ( ! ) et en règle générale, d’arrêter de confondre écrire ce que je veux et écrire ce que je pense pouvoir réaliser. L’histoire d’Estelle et de Solène n’est pas terminée, et je compte bien vous offrir une véritable fin ; nous verrons quelle forme elle prendra le moment venu.

Burn Away

J’ai eu besoin de sortir un texte, il se trouve que cette nouvelle existait déjà. Elle démarre, pour celleux qui l’ont lu, pile à la fin de The Yggdrasil Network, et lui fait suite ainsi qu’à Burn-Out, mais elle peut être lue indépendamment.

Un grand merci à Damien Steck qui m’a laissé disposer pour la couverture d’une capture d’écran de Feel The Life, le film dans lequel il m’avait fait jouer !

On addiction

I’m trying
to stay asleep
as long as I can
so I don’t have to write
in my journal
because if I did, then my journal would hold
what I’ve been through
and it’d remember
and everything
would be terrible

But then I wake up
and I do write
on my journal
in order to avoir
telling my friends
because if I did, then my friends would know
what I’m going through
and they’d say the words
and everything
would be terrible

It’s okay, I’ll tell myself
it’s just dopamine
dopamine’s just chemistry
chemistry can be fought
with established processes
established processes
already exist
so it can wait
until I start
fighting
then it’s all gonna be

fine

On grabbing oneself

It happens every once in a while
you must know how it feels
but I won’t throw the words at you

If you ever saw me
Say it like it’s not a big deal
Without even looking
If you’d let me whole,
Tell me
Like it’s the most common thing in the world
Because, if you emphasize,
even for one second
I’ll already be gone.

I’m not gonna stay quiet though
Not ever
Not when I need to speak up
But I often wish
I was someone who is quiet
so I could feel okay
being as loud as I want
when I need to.

Maybe I would be better at resting
if I was a slightly quieter version
of who I am

Caring for you will never be enough
Not because you need more passion
or intensity
Not because it’s not strong enough
It’s just that
« I care about you »
is what every violent partner ever said
to their victims

It’s not that I’m that much of a monster
but anything can hurt
if it’s loud enough
and my love is usually very, very loud.
You think you’ve been through worse ?
But, darling,
that’s never been the point.
Better than the worst isn’t the same as good
and if it’s not good enough in politics
then it’s nothing close to enough
when it comes to love.

I’ll come around, eventually
after you’ve told me
without looking me in the eyes
because you knew it would scare the hell out of me
I’ll say things of my own
and stop when I want to
I’ll say things that you already know
and maybe some of the things
that you couldn’t have guessed
I’ll say all the things
that I need to say louder

But for now
I’m sat at the cafe
you know which one
I’m writing words I won’t have to explain
because people will take them
and make them their own
and then I’ll be
« you do whatever you want with them
who cares what’s real
who cares what I wanted
they’re yours now »

I’m sat and writing
and I’m not lonely
Pierre is pouring me glasses of water
Loïc is complaining
because I won’t drink milk
I’m with characters and feelings and things
that should feel safe some day
everything is where it should be
I’m taken care of
for now.

I’ll come around
and tame myself into going back there
But I need time
before I can go back into the world of living
without panicking

3-years-chip

If you can, you must.

Un jour, tu prends la décision, et ce n’est que ça.

Moi j’ai attendu pour la prendre. Le fond du fond. Le fond, en l’occurrence, du lit dans une chambre d’hôpital où je me noyais entre les draps et les perfusions qui m’empêchaient de bouger, ou plutôt qui me faisaient mal si j’osais. Qui me poussaient à déconnecter les membres du reste de mon corps, à débrancher mes réflexes, tout ça pour ne souffrir que le moins possible. Je me rappelle de la sensation d’aliénation – c’était pire que le manque de contrôle, pire que de savoir qu’à ce jeu-là, le bouton ragequit ne fonctionnait pas comme et quand on le voulait, pire que les regards et les reproches.

Peut-être que c’est comme ça qu’on finit par se laisser mourir en réalité – en abandonnant des morceaux de soi, un à un. Tu les abandonnes en te disant que ce n’est pas grave, que c’est pour le bien général, pour la santé du corps entier, la survie du tout. Et tu réalises, oh, pas tout de suite – un jour, si tu as de la chance, ou plutôt quand il est trop tard et qu’il y a ces parois lisses et effrayantes que tu as dévalées sans t’en rendre compte autour de toi, que c’est comme ça que tu l’as permise. Ta mort lente et programmée. Inéluctable.

Sauf si tu le décides.

Je laissais tomber ces morceaux de moi parce que j’avais l’impression qu’ils étaient trop lourds pour moi et qu’il fallait que je lâche du lest – mais à la fin, plus rien ne tenait. Mais il fallait que je me trouve là, à cet endroit précis, pour le voir – que depuis des années je laissais tomber des pièces et des fragments et que des gens les amassaient, mais qu’ils ne pouvaient pas les porter ni les garder, parce que j’étais la seule à le pouvoir – et que ces morceaux brûlaient pour rien.

If you can, you must. You must own who you are. You must own your story, one way or another.

Le truc, c’est que vous n’êtes pas obligé de faire ça seul. Vous avez le droit de demander de l’aide – la seule chose que vous ne pouvez pas obtenir, c’est qu’on vous sauve. Qu’on décide à votre place. Qu’on fasse le travail pour vous.

Il y a les histoires qui s’écrivent et celles qui se racontent. C’est quoi, une histoire que j’écris ? Est-ce ce qui arrive à une histoire quand je l’ai suffisamment racontée, explorée, triturée pour en faire autre chose ? Est-ce, au contraire, ce qui se passe quand je n’ai pas pu la raconter ?

Ou existe-t-il une différence ontologique entre les deux ?

Là, ça fait trois ans – et cette histoire que je raconte toujours, tout le temps, peut-être bien que je ne l’écris jamais parce qu’elle ne cesse pas de produire ses effets.

Il y a des gens qui ne peuvent pas prendre ces décisions. C’est ainsi. Ça n’a rien à voir avec qui ils sont ontologiquement, et tout à voir avec leur contexte, l’endroit où ils sont nés, dans quelles conditions. Ils peuvent se battre – c’est juste qu’une fois sortis de la pensée magique du « quand on veut, on peut », on est obligés de se rendre compte que pour certaines personnes la vie a été réglée sur un niveau de difficulté tel que ce sera un miracle s’ils arrivent là où ils le voulaient. Je ne suis pas née à l’endroit idéal pour devenir qui je suis, loin de là. Mais je suis quand même née à un endroit où j’ai pu le devenir. Déconstruire ses conditionnements, c’est plus facile quand vous avez de quoi vous nourrir chaque jour et non cinq enfants à charge. C’est plus facile quand vous êtes en bonne santé physique et mentale – encore qu’on puisse citer beaucoup d’exemples de personnes ayant fait le chemin dans de telles conditions.

But the point is – if you can, you must.

Il y a trois ans, j’ai décidé que c’était mieux d’être autrice que maudite. Que j’allais écrire, et que j’allais traiter ça pour ce que c’était – une longue route, du travail et de la lutte, perpétuelle elle aussi. C’était compliqué – de concilier ça avec la conscience que ma position de départ n’était pas idéale mais pas si handicapante. Que tout ce qui m’avait retardée, je pouvais m’en servir. Que tout ça n’était rien d’autre que de la matière première. En un mot, je me demandais si tout cela avait bien un sens, et qui cela allait vraiment aider.

Quand on a les moyens de rester en vie, on n’emmerde pas le monde à essayer de se suicider, m’a dit un ami. Et quand on a les moyens de devenir la personne qu’on veut être ? On le fait ? Dans mon cas, les deux sont arrivés ensemble, liés, entremêlés. Impossibles à dissocier, parce que plus je laissais tomber derrière moi de morceaux de l’autrice, de l’artiste, de la combattante – moins il y avait de raisons de vouloir survivre.

This got very dark, very fast, uh? You better hold on tight. I’m not nearly done.

Oh, ça pose un tas de problèmes, bien entendu. Par exemple, je ne supporte plus grand chose. Je ne suis plus très bonne en autolimitation, ce barrage-là a explosé sans espoir de retour. Je suis toujours terrifiée parfois. Il m’arrive d’avoir des crises de mutisme quand l’émotion me submerge. Je n’ai pas eu une épiphanie qui m’a transformée en surhumaine sachant exactement ce qu’elle veut et comment l’obtenir. Mais j’ai décidé que je voulais être en vie, finalement, et que je voulais faire ça bien. J’ai appris à me dresser devant les assaillants, à combattre en mon propre nom. Et vous savez quoi ?

Ça vaut le coup.

Prenez la décision. Commencez à écrire. Commencez à chanter. À jouer. Prenez l’espace, que ce soit un blog, internet, la rue, une scène. Même si vous croyez que vos idées ne sont pas assez bonnes, que vous n’améliorerez pas assez les choses, que vos projets ne méritent pas cette débauche d’énergie… On s’en fiche. Vous, vous la méritez.

Alors si vous le pouvez, donnez-vous la chance de le faire. Essayez, de toutes vos forces, parce qu’au minimum vous découvrirez que vous en avez infiniment plus que ce que vous pensiez.