Thème lancé par le collectif Écris Simone. Contrainte : pas de négation.
La première
nuit, ç’a été le chaos. Tout le monde se demandait ce qui lui arrivait –
presque tout le monde. Les nuits suivantes on est resté chez soi, à se
contempler dans tous les miroirs qu’on pouvait trouver, à scruter sa propre
peau, attendant de savoir quel sens donner à tout ça. Se demandant de quoi ces
tâches étaient la marque, s’il y avait contagion à craindre. Mais il y avait
déjà tant de cas…
Et puis le
consensus médical est tombé. Et le monde a compris pourquoi les marques touchaient
tant d’hommes et si peu de femmes, pourquoi femmes et enfants, comme lors d’un
naufrage mystifié, étaient épargnés. « Épargnés », un mot étrange dans
ce contexte. Comment postuler que ces femmes, ces enfants, ces rares hommes
avaient vécu loin de ceux qui deviendraient les marqués ? Si, comme la science
l’affirmait sur un ton plein encore d’incrédulité, la marque pointait ceux qui
avaient…, il fallait bien que l’on se pose la question de ceux qui avaient
été.
Les hommes
politiques qui s’étaient tenus loin des caméras y avaient toujours accès. Ils
s’adressaient au peuple le midi plutôt que le soir. Les sessions nocturnes, à
l’Assemblée, furent abolies. Il eût été trop facile pour une minorité
d’épargnés de faire passer les lois qui les arrangeaient en douce ; on instaura
l’obligation de légiférer en plein jour juste avant les interdictions de
sorties pour les mineurs. On voulait les protéger de ce savoir. On arrêta
certains marqués, bien sûr, parce qu’il fallait bien agir et qu’on était
parfois bien obligé d’accepter un travail de nuit, même si cela signifiait
risquer d’être vu. On conserva les arrestations de nuit ; il suffisait de
rester chez soi, si l’on voulait éviter les discriminations.
Les épargnés
protestèrent. L’instauration du couvre-feu profitait aux mêmes, elle privait de
liberté de mouvement celles et ceux dont on aurait su qu’ils étaient
innocents. On les accusa de vouloir défendre des agresseurs, y compris les
leurs, on invoqua le syndrome de Stockholm. Le débat sur la carcéralité reprit
de plus belle. Les scientifiques admirent leur incapacité à dater les faits
marqués, à relier une marque à une victime. La prescription risquait d’être
violée, dit-on à l’antenne. La prescription risquait. On refusa de
rouvrir les dossiers classés sans suite. Des marqués en bandes, visages
masqués, sortaient pour le simple plaisir de parader leur impunité. Les jets de
pierre cessèrent lorsqu’on s’aperçut qu’ils rendaient les coups.
Et les nuit
venaient les unes après les autres, et on attendait toujours les mesures qui
protégeraient celles et ceux qui vivaient avec un marqué. Des groupes de
femmes se créèrent, clandestins, les uns après les autres. Des groupes de
femmes tout sauf épargnées, parce qu’existait-il seulement une telle
personne ? Des groupes de femmes aux peaux libres des marques nocturnes,
porteuses d’autres peut-être.
L’épidémie a
eu ceci de bon qu’elle a arraché tous les voiles de nos faces. Les dossiers de
divorces s’accumulent, des colocations s’établissent. Nous manifestons pour
être protégées, nous militons pour l’obligation, pour les hauts fonctionnaires,
d’apparaître au moins une fois par an, publiquement, de nuit. Nous savons que
c’est en pure perte. On nous répond que nous avons les moyens maintenant de
savoir à quoi nous en tenir. Comme si, parce que les marques apparaissent
exclusivement la nuit tombée, cela exemptait les journées de tout risque.
Alors nous
avons fait des nuits notre domaine. Quand vient la nuit, nous aussi sortons.